La création d’une application mobile pour une collectivité territoriale est un projet à l’ordre du jour depuis 2008. Lorsqu’elle existe, elle est systématiquement mise en avant comme un atout innovant, ou comme un service concret offert à l’usager. Pourtant, la réalité n’est pas si rose. Il semblerait même qu’elle soit l’un des outils les moins utilisés de la décennie.
Des collectivités ont dépensé plusieurs milliers, dizaines de milliers, voire centaines de milliers d’euros dans la réalisation de leur application mobile. Les DirComs en font le fer de lance de leur outils d’information. Et les élus sont souvent les premiers porteurs de ce projet aux apparences innovantes et différentiantes.
Nous nous attaquons donc ici à un sujet sensible, brouillé par les idées reçues et les discours commerciaux, à tel point qu’un article n’y suffit pas. C’est donc un véritable dossier que nous y consacrons. Bienvenue dans le dossier noir des applications mobiles de collectivités.
Ce dossier est divisé en 5 articles :
- Historique : grandeur, décadence et stagnation
- Les promesses
- La gifle du réel
- L’exception qui confirme la règle
- Si pas d’appli, alors quoi ?
Partie 1 – Historique : grandeur, décadence et stagnation
« Te parler du bon temps qui est mort et je m’en fous
Te dire que les méchants c’est pas nous »Renaud – Mistral Gagnant
C’était en 2007. L’explosion de l’internet grand public. Toutes les collectivités avaient désormais leur site internet, et pensaient avoir franchi avec succès le tournant. Elles étaient modernes, connectées, commençaient à offrir les premiers téléservices à leurs usagers, de beaux téléformulaires qu’on remplissait tous sur un écran en 1024 par 768.
Et puis il est arrivé. Avec son col roulé noir trop ample, son jean délavé et son teint déjà blafard. Et avec ses baskets blanches, il a mis un énorme coup de pied dans la fourmilière. Ce coup de pied, il l’a appelé iPhone. Une saloperie tout droit sortie du cerveau d’un génie, avec un vrai navigateur web mais un écran de seulement 3,5 pouces.
Et nos problèmes ont commencé.
Les sites mobiles
On a bien essayé de parer au plus pressé en bricolant nos sites pour qu’ils puissent être utilisés sur un smartphone. C’était plutôt simple : faire des liens plus gros, éviter la navigation au survol de la souris, et supprimer les quelques animations Flash qui vivotaient encore. Mais on voyait bien que ça ne suffisait pas.
Alors on a commencé à faire comme tout le monde : des sites spécifiques pour mobile.
Vous vous souvenez de ces horreurs ?
Bon, c’était rudimentaire. Un gros menu de navigation, peu de rubriques, nos actus (qu’il fallait souvent saisir deux fois car le partage automatique de contenus était encore difficile), et un formulaire de contact. Au fond, on savait que ce n’était pas terrible, mais tout le monde faisait comme ça. Alors pourquoi pas nous ?
Oui, même nous, nous n’y croyions pas vraiment.
Grandeur : les premières applications mobiles
Avec le déploiement de l’App Store en 2008, l’homme au col roulé a passé un message clair : l’avenir sera pavé de petites icônes à bords arrondis et dégradé de couleurs. C’est l’arrivée des applications mobiles.
Les jolies apps du premier iPhone
C’est cher, on ne sait pas vraiment ce que ça permet, mais on le sent bien : il va falloir y passer. Et comme les directions de communication sont justement en train d’allouer le budget qu’elles ont dilapidé l’année précédente sur Second Life (vous vous souvenez ? Ça mériterait aussi un article, juste pour la nostalgie), c’est l’occasion en or.
Et puis deux phénomènes concomitants vont nous y inciter.
- Premièrement, l’État lance en 2009 des financements spécifiques autour de l’innovation numérique. Et les projets d’application mobile rentrent parfaitement dans les critères. Plusieurs villes sautent le pas et se lancent dans l’aventure de l’app.
- Deuxièmement, plusieurs prestataires sentent l’opportunité de la décennie arriver, et proposent à certaines communes le rôle de cobaye.
Grâce à ces deux leviers, de nombreuses villes ont obtenu, entre 2009 et 2010, leur première application mobile gratuitement.
Décadence : les coûts cachés
Les premiers mois d’activité de l’application sont fastes : bon taux de téléchargement, outil d’affichage moderne et innovant. Mais très vite, les DirComs déchantent.
D’abord, l’application iPhone ne suffit pas. Une bonne partie des utilisateurs sont sur des smartphones Samsung, utilisant Android. De leur côté, Nokia et Microsoft sentent l’innovation leur échapper et contre-attaquent avec leurs propres smartphones ou systèmes d’exploitation. Bref, ce n’est pas une application mobile qu’il faut créer, mais au moins deux, voire trois ou quatre.
Ensuite, les systèmes d’exploitation sont mis à jour tous les ans, et les collectivités réalisent avec effroi que leurs applications deviennent incompatibles. Il va falloir maintenir son application à jour chaque année. Des montées de version que les prestataires font parfois payer à prix d’or.
Enfin, comme si tout cela ne suffisait pas, l’homme au col roulé revient en 2010 avec quelques kilos en moins et son nouveau joujou : l’iPad. Une sorte d’iPhone grand format qui rend nos applications mobiles totalement ridicules, agrandies x2 sur un écran trop grand pour elles, un peu comme son créateur dont la maladie le rend désespérément invisible dans son jean trop grand pour lui.
Va-t-il falloir reprendre de A à Z nos applications ? Il semblerait, mais les collectivités en ont marre. La plupart d’entre elles rendent leur tablier.
Stagnation : le responsive web design comme solution
La nature ayant horreur du vide, et le problème allant bien au-delà du microcosme des collectivités, une solution est trouvée. Elle émerge autour de 2011, grâce aux « media queries » du langage CSS3, puis est entérinée dès 2012 par une recommandation du W3C. Le responsive web design vient nous sortir de la misère.
Une illustration du responsive web design
Le responsive web design, ou site web réactif, est un ensemble de techniques de conception et de programmation permettant aux sites internet de s’adapter à n’importe quelle largeur d’écran. Pour cela, le site redimensionne et réorganise automatiquement ses contenus en fonction de la taille disponible.
Cette technique permet enfin de rendre l’intégralité de son site consultable sur smartphone et tablette peu importe sa largeur d’écran, sans avoir à créer, et donc à alimenter, plusieurs sites.
Une technique si puissante qu’elle est devenue en seulement quelques années un incontournable. Depuis 2014, aucun site internet ne sort sans être responsive.
Et c’est ainsi que disparurent les applications mobiles de collectivités, enterrées par le responsive, bien plus adaptable, bien plus robuste, et bien moins cher.
Jusqu’au drame…
Nantes, la métropole qui fait douter la France
Nantes, son port, son château des ducs de Bretagne, sa cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, et son idée bizarre de relancer un débat fermé depuis plusieurs années.
Entre 2014 et 2015, la métropole de Nantes se pose une question de taille : et si finalement on s’était trompé sur les applications mobiles ? Lançant un projet d’envergure avec co-construction citoyenne, démarche centrée utilisateur et plusieurs centaines de milliers d’euros, elle aboutit finalement à « Nantes dans ma poche », une application mobile téléchargée plus de 100 000 fois et qui enregistre encore aujourd’hui 5000 connexions par jour.
Une victoire ? Très relative sans doute, nous y reviendrons dans la quatrième partie. Mais en tout cas suffisante pour rouvrir le débat, remettre le doute dans la tête de chaque DirCom, et des euros dans les yeux de chaque prestataire. En bref, nous avons remis une pièce dans la machine.
Et une grosse ! Ce sont maintenant des dizaines de prestataires qui se battent sur le marché pour vous convaincre, salon des maires après salon des maires, rencontre Cap’Com après rencontre Cap’Com, que leur application mobile « clé en main » saura enfin « toucher au plus près votre utilisateur » et « lui apporter la bonne information, au bon endroit, au bon moment ».
Un discours efficace, facile, convenu, que nous allons devoir décortiquer progressivement tout au long de ce dossier.
Voilà qui clôt le premier chapitre de ce dossier. Cet historique vous permet de situer notre problématique dans une chronologie de plus de 10 ans. Et de comprendre à quel point le sujet des applications mobiles de collectivités est plus que jamais brûlant.
Il est temps de découvrir les promesses de ces applications, telles qu’elles sont présentées par les prestataires et la plupart des articles qui reprennent leurs discours.
Crédits photo : RJA1988, Giulia Forsythe, wcm1111, coffeebeanworks
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